Astronomie

Les faces cachées de Pluton

La mission spatiale New Horizons a tout changé à ce que nous croyions savoir sur la neuvième planète.

POUR LA SCIENCE N° 483
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pluton

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Il était bientôt 21 heures ce 14 juillet 2015. En compagnie de Charles Bolden, l'administrateur de la Nasa, j'attendais dans la salle de contrôle du laboratoire de physique appliquée de l'université Johns-Hopkins, dans le Maryland. Une minute encore et le premier signal de New Horizons devait nous parvenir. À quelque 5 milliards de kilomètres de nous, cette sonde de la Nasa venait de survoler Pluton et ses cinq lunes. Le premier et unique survol de ce genre jamais tenté !

Filant à la vitesse de la lumière vers les antennes géantes de la Nasa, le signal de la sonde devait nous apprendre si le survol du système plutonien avait réussi. Allait-il seulement arriver ? Pour révéler quoi ?

À proximité de nous, près de 2 000 invités attendaient aussi, tandis que partout sur la planète une multitude de passionnés suivaient l'événement à la télévision ou en ligne. Il nous avait fallu vingt-sept années pour en arriver là : quatorze années pour « vendre » le projet, quatre de plus pour construire la sonde et la lancer, et neuf pour lui faire traverser le Système solaire. Directeur du projet, j'attendais avec mes équipes le signal qui, après tant d'efforts, allait nous apprendre si nous avions réussi ou échoué.

Soudain, le signal arriva. Les ordinateurs commencèrent à le décoder puis, très vite, les immenses baies de la salle de contrôle se mirent à afficher une à une les informations résumant l'état de notre vaisseau. L'un après l'autre, nos ingénieurs de vol vinrent confirmer le bon fonctionnement de chacun des systèmes de bord. Notre sonde avait survécu au survol de Pluton et était toujours en parfait état de marche. Les vivats fusèrent dans la salle et les bras se levèrent en agitant des drapeaux ; on s'étreignait entre voisins. Au bout de presque trente ans, notre visite de l'objet céleste le plus éloigné jamais abordé – en quelque sorte l'Everest de l'exploration planétaire – était un succès !

Dès le lendemain matin, de premières images en haute résolution de Pluton étaient disponibles. Elles révélaient l'inattendue complexité de cette petite planète. Les données prélevées par la sonde continuèrent à arriver pendant les jours et les mois suivants jusqu'à la fin de 2016. Grâce à ses sept instruments scientifiques, New Horizons a réalisé au total plus de 400 observations distinctes. Une moisson considérable, qui représente 5 000 fois plus de données que celles recueillies en 1965 par la première mission martienne, Mariner 4.

Ce riche ensemble de données a radicalement changé notre connaissance de Pluton, et nous prouve qu'une petite planète peut être beaucoup plus complexe et mettre beaucoup plus d'énergie en jeu qu'attendu. Par ailleurs, les réactions du public nous ont ravis et surpris par leur ampleur : presque 500 unes de journaux, des dizaines d'articles dans des magazines, plus de 2 milliards de pages vues sur notre site web…

Naissance du projet en 1999

Rétrospectivement, l'énorme intérêt scientifique de l'exploration de Pluton – et la passion du public pour la planétologie – sont évidents. Pour autant, la vérité est que la mission a bien failli ne jamais avoir lieu.

C'est en 1999 que la Nasa fit pour la première fois connaître son intention ferme d'envoyer une sonde vers Pluton. Cette agence invitait des équipes de tous les États-Unis à imaginer des instruments scientifiques de bord pour le projet de sonde Pluto Kuiper Express (PKE). L'équipe que je dirigeais alors proposa une suite instrumentale comportant une caméra principale et un spectromètre. Toutefois, en septembre 2000, le coût estimé de PKE se révélait si élevé qu'avant même la sélection des instruments embarqués, la Nasa annula la mission.

Aussitôt, la communauté planétologique s'insurgea contre cette annulation, et demanda à la Nasa de revenir sur sa décision. Le public manifesta aussi sa frustration, écrivant plus de 10 000 lettres de protestation et bombardant la Nasa d'appels téléphoniques. Un adolescent alla même jusqu'à traverser le pays en voiture pour supplier personnellement l'agence de relancer l'exploration de la neuvième planète (comme la plupart des planétologues que je connais, je persiste à utiliser le terme de planète pour Pluton dans mes articles de recherche et à l'oral ; autrement dit, je ne tiens pas compte de la définition de l'Union astronomique internationale, qui conduit à exclure Pluton de la liste des planètes, pour en faire une « planète naine »).

Finalement, en décembre 2000, la Nasa a annoncé qu'elle lançait un appel à projets de mission de survol de Pluton. Les propositions devaient viser le survol de la petite planète avant 2020, remplir les mêmes objectifs que ceux assignés à la mission PKE… et coûter moitié moins. À la suite de cet appel, la Nasa sélectionna cinq plans détaillés de réalisation de la mission, épais comme des annuaires. Celui de mon équipe en faisait partie. Nous avions nommé New Horizons (« nouveaux horizons ») notre version de la mission parce que nous proposions la première exploration planétaire depuis les missions Voyager des années 1970.

Installée au Southwest Research Institute (institut de recherche du Sud-Ouest, l'un des plus grands et des plus anciens organismes de recherche indépendants aux États-Unis), au Texas, et à l'université Johns-Hopkins – où notre sonde serait construite et testée –, notre équipe avait nettement moins d'expérience en matière de missions planétaires que ses concurrentes.

Nous compensions ce handicap par notre ingéniosité : afin de maîtriser les coûts, nous avons proposé de n'envoyer qu'une seule sonde au lieu de deux, un risque sans précédent s'agissant d'une première mission spatiale vers un corps céleste ; afin de réduire les coûts en termes de personnel, nous avons prévu de mettre la sonde en hibernation pendant les quelque dix années de son voyage vers Pluton ; nous avons ensuite fait le choix de concentrer nos moyens sur les capacités scientifiques du vaisseau plutôt que sur un système de communication capable de transmettre vite les données après le survol. Une fois les grandes lignes de notre projet établies, nous l'avons peaufiné et soumis à d'innombrables analyses et révisions, afin de nous assurer qu'il était sans failles à tous égards, depuis la mise en fonctionnement du système jusqu'à la composition de l'équipe scientifique en passant par les plans de secours, de gestion, de communication, de médiation scientifique et de maîtrise des coûts…

Fin novembre 2001, la Nasa annonçait avoir sélectionné New Horizons. Nous avions gagné, mais nous étions loin de savoir ce qui nous attendait. Afin d'être prêts pour la fenêtre de lancement de janvier 2006, il nous fallait concevoir, construire et tester notre sonde en seulement quatre ans et deux mois, alors que le même processus avait pris entre huit et douze ans aux équipes des précédentes missions du même type : Voyager, Galileo et Cassini. Nous ne disposerions en outre que de 20 % du budget de Voyager

Une bataille budgétaire au congrès américain

Au moment où, moins de trois mois après notre sélection, nous allions nous attaquer à ces défis, voilà que le gouvernement de George Bush décida d'annuler la mission New Horizons. Il ne l'inscrivit donc pas au budget fédéral publié de l'année, ce qui entraîna une longue bataille budgétaire avec le Congrès. Celle-ci ne s'acheva positivement qu'à l'été 2002, quand l'Académie des sciences américaine fit de l'exploration de Pluton l'une de ses principales priorités décennales.

Toutefois, alors que nous nous croyions sortis d'affaire, deux interruptions de plusieurs mois de l'activité du Laboratoire national de Los Alamos mirent en péril notre approvisionnement en plutonium, le carburant du générateur thermoélectrique à radio-isotopes de notre sonde.

Nombreux furent alors ceux qui, à la Nasa ou chez les chercheurs, pensèrent que jamais New Horizons ne survolerait Pluton. Mais pour le rendre possible, nous avons travaillé jour et nuit, semaine et week-ends compris, cinquante-deux semaines par an pendant… quatre ans. Au point que nous avons pu livrer à temps sur le pas de tir une sonde prête à décoller.

New Horizons embarquait tout ce qui était nécessaire pour en apprendre le plus possible au cours d'un survol bref : une caméra en noir et blanc, une caméra en couleurs, deux spectromètres (appareils qui analysent le spectre lumineux pour cartographier l'atmosphère et la surface plutoniennes), un compteur de particules pour dénombrer les poussières heurtant la sonde, et enfin deux détecteurs de plasma spatial pour mesurer la vitesse à laquelle les gaz s'échappent de l'atmosphère plutonienne et pour déterminer lesquels. En plus de cela, l'équipement radio de bord avait été doté d'un dispositif permettant de mesurer la température au sol et d'établir le profil de la pression et de la température atmosphériques en fonction de l'altitude.

Cette batterie d'instruments conférait à New Horizons une capacité scientifique jamais atteinte au cours d'un premier survol planétaire. Cela s'explique pour l'essentiel par les performances des technologies des années 2000, qui surclassent de loin celles des systèmes embarqués sur les sondes des années 1960 et 1970. Par exemple, alors que le spectromètre de Voyager 1 qui cartographiait la composition de surface n'avait que un pixel, celui de New Horizons en avait 64 000. Avec une telle amélioration des performances des instruments scientifiques de bord et avec une capacité de la mémoire embarquée plus de 100 fois supérieure à celles des bandes magnétiques des sondes Voyager, New Horizons était forcément considérablement plus efficace que les sondes des précédentes missions de survol planétaire.

Même si notre vaisseau a passé l'essentiel des neuf années et demie de son voyage vers Pluton en sommeil, la planification de son survol nous a occupés pendant la plus grande partie de ce temps. Pour réaliser nos objectifs, New Horizons devait arriver près de la planète à l'intérieur d'une fenêtre temporelle de seulement neuf minutes. Plus fort : elle devait aussi réussir à passer à l'intérieur d'une fenêtre spatiale mesurant seulement 50 kilomètres par 100. Cela peut sembler vaste, mais après un trajet de 5 milliards de kilomètres depuis la Terre, cela revient à placer en une fois une balle de golf dans l'un des trous d'un terrain de golf de New York en tirant depuis Los Angeles…

Nous avons aussi dû concevoir, tester et programmer toutes les activités auxquelles nous voulions que New Horizons se livre pendant les six mois de son survol, prévu entre la mi-janvier et la mi-juillet 2015 : la recherche, pendant la phase d'approche, d'éventuels débris dangereux ; quelque quatre cents observations pour étudier Pluton et ses cinq lunes par chacun de nos sept instruments scientifiques ; la recherche d'éventuelles nouvelles lunes et anneaux ; les observations nécessaires à la triangulation de la position de Pluton afin de bien viser la fenêtre d'entrée du survol ; l'allumage des moteurs assurant cette trajectoire ; et finalement la transmission de toutes les données enregistrées lors de l'approche.

Nous devions également planifier non pas un, mais trois survols de Pluton, chacun selon une trajectoire différente, au cas où des débris dangereux nous obligeraient à dévier New Horizons. Nous avons aussi dû concevoir un logiciel de bord capable de gérer plus de 150 défaillances possibles de la sonde ou de ses instruments. Et il nous a fallu définir des procédures de contrôle des dizaines de dysfonctionnements potentiels trop complexes pour qu'ils puissent être pris en charge par le logiciel de la sonde.

Une nouvelle planète

Avant son survol par New Horizons, Pluton était largement inconnue. Étant donné son orbite lointaine et sa petite taille, même le puissant télescope spatial Hubble parvenait à peine à en révéler le disque. Pour l'essentiel, nous croyions savoir que cette petite planète mesurait environ 2 300 kilomètres de diamètre, qu'elle avait cinq lunes, une atmosphère ténue et une surface rougeâtre incorporant de la glace de méthane, d'azote et de monoxyde de carbone. On disposait d'indices montrant la présence d'une calotte polaire de glace ainsi que d'autres grandes taches de surface. Tout cela suggérait une planète plus intéressante et plus compliquée que la plupart des objets glacés du Système solaire externe.

En fait, New Horizons a révélé une planète bien plus complexe, bien plus diversifiée géologiquement et bien plus active que ne l'avaient anticipé les spécialistes.

Nous avons notamment découvert que l'atmosphère de Pluton a une épaisseur de plusieurs centaines de kilomètres et qu'elle comporte des dizaines de couches concentriques de brume, mais peu ou pas de nuages. Pour la première fois, New Horizons a pu mesurer la pression atmosphérique à la surface de la planète : 11 microbars seulement, ce qui est à peu près la pression du sommet de la mésosphère terrestre, à quelque 80 kilomètres au-dessus de nos têtes, à la lisière du milieu spatial.

Autre résultat, l'atmosphère de Pluton s'échappe 500 à 1 000 fois moins vite qu'attendu. En cela, elle s'apparente davantage aux atmosphères martienne ou terrestre qu'à la nébulosité d'une comète, au contraire de ce que prédisaient les modèles antérieurs au survol. Nous avons aussi constaté avec surprise que les brumes confèrent à Pluton une teinte bleue, ce qui donne à son ciel une couleur rappelant celle du nôtre.

New Horizons a par ailleurs révélé que le diamètre de Pluton est de 2 376 kilomètres ; cela dépasse les estimations qui en avaient été faites. Ce nouveau diamètre fait de Pluton la plus grande des petites planètes de la ceinture de Kuiper. Il s'ensuit, sa masse étant déjà connue, qu'elle est moins dense qu'on ne le pensait. On attribuait à Pluton une fraction rocheuse de l'ordre de 70 % ; il est désormais clair que cette proportion est plutôt proche de 66 %. Pour la plus grande part, la masse non rocheuse de Pluton est de la glace d'eau, mais des glaces plus exotiques sont présentes en surface. Les modèles de l'intérieur de Pluton fondés sur sa taille, sa masse et sa forme suggèrent que la planète recèle une sorte d'océan interne, une couche d'eau située à des centaines de kilomètres de profondeur, là où règnent des températures et des pressions sous lesquelles l'eau est liquide.

Les planétologues débattaient depuis longtemps de la topographie de Pluton. Comportait-elle des reliefs ? Était-elle tourmentée ? La réponse dépendait de l'épaisseur de la couche supérieure de glace d'azote. Cette glace, qui constitue l'essentiel de la surface de Pluton, s'affaisse facilement sous son propre poids, en dépit de la faible gravité sur cette planète. Une couche épaisse de glace d'azote empêcherait donc la formation de hautes structures géologiques. Or à l'arrivée de New Horizons près de Pluton, certaines des toutes premières images en haute résolution faisaient déjà apparaître des montagnes atteignant 4 500 mètres d'altitude. Cela suggère que la glace d'azote de la surface de Pluton ne constitue qu'un mince vernis au-dessus de ce que nous avons ultérieurement identifié comme étant une croûte de glace d'eau.

New Horizons nous a aussi révélé l'étonnante diversité géologique de Pluton. Sa surface présente de vastes glaciers, des systèmes de failles s'étendant sur des centaines de kilomètres, des terrains chaotiques et montagneux résultant du morcellement de gigantesques glaciers, des blocs de méthane en voie de récession, des calottes de neige de méthane sur certaines chaînes de montagnes, etc. Très curieux aussi sont les milliers de cratères qui constellent la planète. De 1 à 10 kilomètres de diamètre, on présume qu'ils sont nés de la sublimation de glace d'azote sur les plaines équatoriales de Pluton.

Le plus grand glacier de Pluton est une structure de glace d'azote nommée Sputnik Planitia en l'honneur de la première mission spatiale. Elle couvre plus de 800 000 kilomètres carrés, soit davantage que la France, la Grande-Bretagne et l'Irlande réunies. On ne connaît aucune structure comparable ailleurs dans le Système solaire. La plaine est en outre active géologiquement, puisqu'elle est animée de flux de glace et que certains motifs à sa surface trahissent la présence d'une source de chaleur sous-jacente. Nous avons aussi constaté que sa surface est renouvelée par des glaciers et des avalanches dévalant des chaînes montagneuses qui la surplombent.

Les surprises géologiques de Pluton ne s'arrêtent pas là. En comptant les cratères, nous pouvons estimer l'ancienneté du terrain, car plus une surface planétaire est jeune, moins elle est constellée de cratères. Ce dénombrement nous a révélé des surfaces d'âges très variés, qui vont de sols très cratérisés vieux de plus de 4 milliards d'années, à des zones d'âge moyen variant entre 100 millions et 1 milliard d'années, en passant finalement par la plaine Spoutnik, dépourvue de cratère identifiable et qui date de moins de 30 millions d'années, voire encore bien moins. Un tel éventail d'âges était inattendu : en raison de la petite taille de Pluton, les chercheurs pensaient que cette planète s'était refroidie tôt dans son histoire. Or en se refroidissant, elle aurait dû perdre sa capacité à former de nouvelles couches en surface. Ce qui était admis s'est donc révélé faux : même si nous ignorons quelles sont les sources d'énergie à l'œuvre, Pluton est géologiquement active.

Autre surprise : nos géologues ont découvert sur Pluton des tours de glace de méthane de plus de 300 mètres de haut, qui forment un système organisé de centaines de kilomètres de long. Comme si tout cela ne suffisait pas pour une seule modeste planète, nous avons observé ce qui ressemble à de grands volcans de glace. Leurs âges, 100 à 300 millions d'années, suggèrent qu'ils auraient été actifs dans un passé récent. Certains membres de notre équipe, dont je suis, ont aussi vu en certains endroits des indices de l'existence de réseaux de canaux de drainage et d'un lac gelé, qui subsisteraient depuis des époques reculées au cours desquelles la pression atmosphérique était assez élevée (plus que sur Mars aujourd'hui sans doute) pour que des fluides s'écoulent et forment même des étendues liquides en surface.

Pour le dire simplement, les caractéristiques de l'atmosphère et de la surface de Pluton ont abasourdi les planétologues. Elles illustrent le fait que les petites planètes peuvent rivaliser en complexité avec la Terre ou avec Mars.

Comme Pluton elle-même, ses cinq lunes étaient largement inconnues avant la mission New Horizons. Le plus gros de ces objets est Charon, dont le diamètre est d'exactement la moitié de celui de Pluton. Cette grosse lune fut découverte en 1978 par les planétologues Jim Christy et Robert Harrington à l'aide de télescopes au sol. Avant New Horizons, on savait qu'elle était recouverte de glace d'eau inerte, qu'elle avait peu, voire pas d'atmosphère et qu'elle était bien moins colorée et réfléchissante que Pluton. Les quatre petites autres lunes – Styx, Nix, Kerberos et Hydra – ont toutes été découvertes entre 2005 et 2012 à l'aide du télescope spatial Hubble par des membres notre équipe. Les chercheurs savaient peu de chose de ces lunes à part leurs propriétés orbitales et leurs couleurs assez neutres, comme celle de Charon. Même leurs tailles n'étaient que grossièrement estimées. Aucune image précise n'en avait été obtenue à l'aide d'un télescope : il ne s'agissait que de simples points lumineux en orbite autour de Pluton.

Charon et les autres lunes

New Horizons nous a permis de dresser des cartes détaillées de la géologie, de la couleur, de la composition et du relief de Charon, d'y rechercher avec une bien meilleure sensibilité une atmosphère, de mesurer sa réflectivité dans l'ultraviolet et de préciser sa taille et sa forme. La sonde n'a pas été en mesure de s'approcher autant des quatre autres lunes que de Charon. Les informations recueillies à propos de ces petits satellites sont donc moins détaillées. Toutefois, la sonde a pu révéler leurs tailles, leurs périodes de rotation et leurs formes. New Horizons a aussi établi de grossières cartes en noir et blanc de chacune d'entre elles. Dans le cas de Nix et d'Hydra, elle a aussi produit des cartes en couleur de la surface, mesuré sa composition et estimé son âge.

Grâce à toutes ces découvertes, nous avons désormais une description de Charon qui rivalise avec celles des grands satellites glacés des planètes géantes recueillies par les missions Voyager, Galileo et Cassini. Charon n'a ni atmosphère ni composés volatils à sa surface, bien que nous ayons trouvé d'exotiques affleurements de glace d'ammonium et d'ammoniac. D'après le décompte des cratères, sa surface semble avoir plus de 4 milliards d'années. Peu de variations d'âge y sont perceptibles, ce qui signifie que son moteur géologique a dû fonctionner très peu de temps. Toutefois, pendant ce court laps de temps, Charon a créé dans son hémisphère sud de vastes plaines inondées de glace, une large ceinture de canyons jusqu'à 5 fois plus profonds que le Grand Canyon du Colorado, des montagnes et une sorte de calotte polaire rouge qui ne ressemble à aucune autre structure du Système solaire. Ce pôle rouge semble constitué de méthane et d'azote qui se seraient échappés de l'atmosphère de Pluton au fil du temps et se seraient redéposés aux pôles froids de Charon, où le rayonnement ultraviolet les aurait transformés en sous-produits d'hydrocarbures de couleur rouge. La ceinture de canyons de Charon semble être le résultat de contraintes mécaniques titanesques engendrées par la congélation et la dilatation de l'eau interne à la lune au cours du refroidissement qui a suivi sa formation.

Nous avons constaté que les quatre petits satellites plutoniens sont tous à peu près aussi réfléchissants que Pluton lui-même, qui est environ 2 fois plus réfléchissant que Charon ; ce fait, alors que leur surface semble constituée du même matériau que Charon, est énigmatique. Aucun n'est assez gros pour garder une atmosphère. Des cratères sont présents à leurs surfaces. Il est probable que la matière éjectée lors de la formation de ces cratères ait donné naissance à des anneaux autour de Pluton, même si aucun n'est observable aujourd'hui autour de la planète.

Les orbites de Nix et d'Hydra suggèrent qu'elles se sont formées à la suite de l'impact massif sur Pluton qui a créé Charon. Nos cartes de ces lunes ont une résolution suffisante pour repérer toute une variété de cratères. La datation qu'ils rendent possible montre que leurs surfaces ont 4 milliards d'années environ, soit l'âge de Charon. Ce résultat prouve que l'impact qui a formé ces satellites s'est produit très tôt dans l'histoire du Système solaire et ne peut être à l'origine de l'énergie qui alimente l'activité géologique de Pluton aujourd'hui.

Nous avons aussi appris que les périodes de rotation sur elles-mêmes des quatre petites lunes de Pluton sont rapides comparées à leurs périodes de révolution. Une observation surprenante, qui montre qu'aucune de ces lunes n'a synchronisé sa rotation avec son orbite autour de Pluton. En d'autres termes, on n'observe pas dans leur cas le verrouillage gravitationnel entre rotation et révolution si répandu parmi les satellites des planètes géantes. Quelque chose affecte leurs rotations. Les tiraillements gravitationnels dus au système Pluton-Charon ?

Bien que New Horizons ait désormais transmis toutes les données issues de son survol du système plutonien, nous sommes très loin de les avoir exploitées toutes. Des années de travail attendent notre équipe scientifique et d'autres. Elles devraient nous apporter encore de nombreuses découvertes sur la surface, l'intérieur, l'origine, l'atmosphère de Pluton ainsi que sur ses lunes.

L'exploration du système plutonien par New Horizons étant achevée, la mission de cette sonde se poursuit ailleurs. En 2016, la Nasa a approuvé une prolongation qui devrait nous emmener jusqu'à la mi-2021. Pendant ces cinq ans, New Horizons explorera la ceinture de Kuiper, ce vaste anneau de petits corps et de petites planètes en orbite autour du Soleil, très loin au-delà de Neptune. Le temps fort de cette exploration sera un survol rapproché du corps KBO 2014 MU69 (noté ainsi d'après l'anglais Kuiper belt object) prévu pour le 1er janvier 2019.

Serrer de près la ceinture de Kuiper

Ce très vieux caillou rougeâtre, préservé depuis plus de 4 milliards d'années par une congélation cosmique très loin du Soleil, sera le vestige de la formation du Système solaire le plus intact jamais étudié. Il ne mesure qu'une trentaine de kilomètres de diamètre, mais pourrait avoir ses propres lunes. On pense qu'il s'agit d'un représentant typique des matériaux à partir desquels Pluton et les nombreux petits corps de la ceinture de Kuiper se sont formés.

New Horizons rencontrera MU69 quand sa distance au Soleil sera environ 44 fois la distance Terre-Soleil. Au cours du survol, la sonde mettra en œuvre toute sa panoplie d'instruments pour étudier la composition et la géologie de l'objet. Elle cherchera des signes d'activité et des traces d'atmosphère, des lunes et des anneaux, et mesurera sa température. Entre 2019 et 2021, en plus du survol rapproché de MU69, New Horizons étudiera de près au moins une vingtaine d'autres corps de la ceinture de Kuiper. Ces observations nous aideront à interpréter les données recueillies sur MU69. Nous rechercherons aussi des satellites de ces objets et étudierons leurs propriétés de surface et leurs formes.

Quand elle aura atteint les confins de la ceinture de Kuiper, New Horizons en étudiera aussi l'environnement spatial, notamment l'hélium gazeux, le vent solaire et les particules chargées parvenant dans cette région si éloignée de la sphère d'influence du Soleil. Nous étudierons également la densité de poussière dans la ceinture de Kuiper jusqu'à une distance égale à au moins 50 fois la distance Terre-Soleil, juste au-delà des parties les plus reculées de l'orbite elliptique de Pluton.

Nouveaux horizons pour NEW HorIzons

Nous espérons aussi que la Nasa décidera de prolonger la mission New Horizons au-delà de 2021. La sonde est toujours en bon état de fonctionnement et ses sources d'énergie devraient suffire jusqu'au milieu des années 2030, voire plus. Pendant cette période, New Horizons explorera de nombreux autres objets de la ceinture de Kuiper et pourrait même effectuer le survol rapproché de l'un d'eux.

Après une période de développement un peu chahutée et une longue traversée du Système solaire, New Horizons a achevé sa reconnaissance de la dernière des planètes connues à l'aube de l'ère spatiale. Elle deviendra la première sonde à explorer de petits objets de la ceinture de Kuiper.

Pendant les quinze années de planification de la mission et de vol, j'ai mis au défi notre équipe scientifique d'utiliser toutes les connaissances engrangées lors des missions d'exploration des autres planètes pour prédire ce que nous découvririons sur Pluton. La nature nous a surpris, révélant une planète beaucoup plus diverse et active que tout ce à quoi nous nous attendions.

En fait, Pluton est à tel point plus complexe et plus dynamique qu'attendu, que beaucoup de chercheurs, au sein de notre équipe et ailleurs, souhaiteraient mettre bientôt une autre sonde en orbite dans le système plutonien afin d'étudier plus avant Pluton et ses lunes. Nous aimerions aussi que de nouvelles missions de reconnaissance par survol du type de New Horizons explorent d'autres objets de la ceinture de Kuiper afin d'étudier leur diversité, exactement comme des sondes l'ont fait pour les planètes internes et les planètes géantes. Nous espérons que le succès retentissant de notre mission ne marquera pas la fin, mais plutôt le début de l'exploration des planètes et des petits objets lointains.

Alan Stern

Alan Stern, planétologue, est responsable de la mission New Horizons.

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Références

A. Stern et D. Grinspoon, Chasing New Horizons : Inside the Epic First Mission to Pluto, Picador, 2018.

S. A. Stern et al., The Pluto system : Initial results from its exploration by New Horizons, Science, vol. 350, article aad1815, 2015.

F. Forget, Pluton : le ciel et les glaces, Dossier Pour la Science n° 90, janvier-mars 2016.

A. Stern, Voyage à l'orée de la nuit, Pour la Science n° 296, juin 2002.

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