Mirwaïs est l'auteur d'un premier roman, "Les Tout-Puissants" (Séguier).

Le musicien Mirwais Ahmadzai.

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Henry Miller avait écrit Le Cauchemar climatisé. Le roman de Mirwais Ahmadzai aurait pu s’appeler L’Enfer digitalisé. Rappelons d’où vient cette anomalie de la scène musicale française : d’origine afghane, Ahmadzai a d’abord été avec Daniel Darc le coleader du groupe Taxi Girl. Puis il a travaillé en tant que compositeur et producteur sur quatre albums de Madonna, dont les succès Music (2000) et American Life (2003). Il a connu l’underground rock parisien et les coulisses du showbiz américain – à une époque où il ne faisait pas bon porter un patronyme pachtoune aux Etats-Unis.

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A ces diverses expériences s’est ajoutée une angoisse croissante face à la numérisation en cours. Tout en préparant un nouveau disque solo, The RetroFuture, Mirwais Ahmadzai en a tiré ce roman, Les Tout-Puissants. Dans une ambiance sombre de surveillance commerciale généralisée, le svastika devient le nouveau logo à la mode. L’être humain n’est plus qu’un consommateur, et à la fois une marchandise. Un héros tourmenté, le bien-nommé Lazare, essaie de garder sa lucidité et de réenchanter le monde. Ses visions et ses épiphanies poétiques donnent une direction. Mieux vaut le suivre qu’aller sur la Lune avec Elon Musk.

Vous avez connu une riche carrière musicale. Pourquoi se lancer en littérature à 61 ans ? Par goût du défi ?

Mirwais Ahmadzai Il y a des choses qu’on ne peut exprimer que par un livre. Et dans le milieu de la musique, cela fait des années que j’avais l’impression de parler dans le vide – j’en ai eu marre. Il n’y a pas besoin d’être Karl Marx pour discuter du capitalisme mais souvent quand j’explique aux jeunes ou aux moins jeunes artistes pourquoi ils ne vendent pas, pourquoi ça ne marche plus, ils ne comprennent rien. Ça m’a donné envie d’écrire ce livre, qui mêle le roman et l’essai.

Comment expliquez-vous que le milieu de la musique soit peuplé de gens si sots ?

Ça a toujours été le cas ! Au moins dans le rock originel des années 1950, c’étaient des idiots, mais des vrais produits de leur environnement. Les artistes de country ne mentaient pas. Le problème aujourd’hui, c’est qu’on a affaire à des gens qui mentent, et qui se mentent à eux-mêmes. Elvis ou Jerry Lee Lewis étaient sauvages. Ils ont été remplacés par des ersatz, du Canada Dry. C’est une question d’époque. Chaque décennie a été animée d’une manière différente : dans les années 1950, la Beat Generation croisait les aspirations de l’après-guerre ; dans les années 1960, on a cru se libérer de vieilles tyrannies ; dans les années 1970, il y a eu en plus l’action politique ; les années 1980 ont marqué une sorte de retour à l’ordre ; dans les années 1990, ça a dégénéré avec le suicide de Kurt Cobain qui a été un signal, puis la musique électronique s’est imprégnée partout et a remplacé le sang des artistes… La digitalisation générale a généré une falsification. En 2022, comment être le produit de notre époque sans être falsifié ? Il faut chercher d’autres voies…

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La musique électronique a donc un rapport ambigu avec le transhumanisme ?

Totalement. Dans mon livre, je parle sans le nommer de Ray Kurzweil, le futurologue de Google. Il croit fermement à ce qu’il dit, alors qu’il est très dangereux ! Dans une ancienne vie il créait des synthétiseurs. Il faut voir ce que c’était : des machines très froides, difficiles à jouer, même pas au point. On a des gens comme ça qui se sont incrustés au cœur de la tech.

Page 205, vous écrivez : "La littérature était pratiquement bannie des grandes maisons d’édition à cause de ventes insuffisantes." Le milieu littéraire que vous découvrez ne vaudrait pas mieux que celui de la musique ?

J’analyse un peu ce que je vois… Je suis allé au "dîner des auteurs" au Salon du livre de Nancy : je n’en reviens pas. Je ne pensais pas qu’existait un raout comme ça, où tout le monde fait semblant. Je ne dépends pas de la littérature pour vivre, alors je suis cash : cet entre-soi, c’est n’importe quoi. A la fin du Samouraï de Melville, il y a cette scène où des flics se moquent du prix Goncourt. En 1967, déjà, personne n’était dupe de cette comédie. Que ça existe, bon. Mais pourquoi ça ne change pas ? Voilà qui est intéressant. Car s’il y a un espace crucial, en 2022, c’est bien la littérature, les essais ! Aucune chanson n’a jamais changé le monde, même pas Masters of War de Dylan – la guerre du Vietnam s’était intensifiée dans les années qui ont suivi sa diffusion. Alors que plein de livres ont bouleversé le cours des choses. La musique a été privatisée. L’édition aussi, mais pas les idées.

Les Tout-Puissants peut faire penser à Burroughs, Ballard, Burgess, Ellis… Que des références anglo-saxonnes. C’est votre goût en tant que lecteur ?

Il y a ce livre extraordinaire de Dostoïevski, Les Démons, avec ces espèces de gens conspirationnistes qui finalement ne font rien à part se détruire les uns les autres. Et ce titre est tellement beau, Les Démons ! J’aime Kafka pour l’étrangeté des choses. Nietzsche m’a attiré dès mes 14 ans, à cause de son style, et peut-être aussi de sa moustache impossible. J’adore Ellis, Ellroy, Shakespeare… Philip K. Dick aussi, même s’il a écrit beaucoup de merdes, travaillant sous amphétamines pour survivre. Les Français, je connais moins… Balzac, par exemple, je n’ai lu que Eugénie Grandet ! Huysmans est intéressant. Et j’ai lu les auteurs qu’on qualifie de "fachos" comme Drieu la Rochelle : c’est un grand styliste, mais son propos ne me concerne pas. Céline, je ne comprends pas l’adoration qu’on a pour lui. Proust, en revanche, je l’admire, même si je ne suis jamais allé au bout de La Recherche.

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Vous citez Debord dans votre livre. N’est-il pas dépassé ?

Pas du tout ! Ce qui est dépassé chez lui, c’est son personnage folklorique d’alcoolo patriarcal qui buvait des coups dans les rades du Quartier latin et éliminait les autres de façon stalinienne. Mais sa théorie politique garde toute son acuité. Et le situationnisme proposait une tentative d’échappatoire aux jeunes gens qui ne se satisfaisaient pas d’une vie inerte, ce qui reste actuel.

L’ennemi, c’est la digitalisation du monde…

Dans Les Tout-Puissants, le svastika s’incruste peu à peu dans les logos de toutes les grandes marques. Que faut-il en comprendre ?

Cela nous ramène à Debord : tous les vieux aigris qui se sont fait jeter par les labels ou les éditeurs se plaignent de "la société du spectacle" alors que Debord avait en tête la société de la marchandise, en référence à Karl Marx. Ça n’a rien à voir. Debord parlait de l’unification du champ spectaculaire de la marchandise. Dans mon livre, la généralisation du svastika est une métaphore d’Internet, le symbole de l’unification commerciale en cours, qui se développe depuis les années 2000. C’est un changement mutationnel, qui comporte des éléments totalitaires, telle la surveillance généralisée commerciale. Je ne suis pas complotiste, mais on ne peut plus taper un mot dans Google sans recevoir un mail nous proposant tel ou tel produit – Google admet d’ailleurs cet espionnage commercial. Comme ce sont des entités transnationales, on ne peut pas faire grand-chose contre pour l’instant. Il va falloir se battre sur le plan juridique et politique.

Pourriez-vous nous expliquer le concept de "castration médiatique" évoqué dans votre livre ?

Je n’en peux plus de me lever le matin et de voir des gens triompher. Ou des objets. Quand ce n’est pas Elon Musk qui fait je-ne-sais-quoi, c’est une nouvelle basket qui cartonne. J’ai l’impression d’être le seul à ne pas être milliardaire. Comment croire en soi ? J’ai pourtant eu du succès dans ma vie. Si moi je subis ça de plein fouet, comment le vivent ceux qui ont moins de moyens ?

Les puissants, les hommes politiques par exemple, ne se font-ils pas humilier régulièrement dans les médias ?

Eux ne sont pas de vrais puissants, mais des kapos, même pas, des demi-kapos, des contremaitres pour la plupart. J’aimerais au passage préciser mon titre : la toute-puissance dont je parle est virtuelle. C’est la différence d’Aristote entre la puissance et l’acte – il prenait l’exemple du bloc de marbre où la statue n’est encore qu’en puissance. Les Tout-Puissants on peut les mettre à bas tant que tout n’a pas encore été réalisé. C’est pour ça que nous sommes à un moment charnière : la mutation n’est pas définitive, pas encore achevée.

Vous dites que ces "nababs schizoïdes" (Elon Musk, etc.) ne sont que des simulacres qui peuvent se désagréger du jour au lendemain…

Dans mon livre je m’amuse à mettre en scène à un moment un petit débat autour du totalitarisme. Un des intervenants se demande qui a vraiment le pouvoir. Je fais un peu de provocation en faisant répondre par un sociologue que le pouvoir est détenu par celui qui a une kalachnikov et qui est prêt à s’en servir. Même Elon Musk peut être démoli par une femme qui l’accuse de viol : toutes ses sociétés descendraient d’un coup sur les marchés financiers. Par contre, les forces spéciales américaines qui ont essayé d’attraper dans les montagnes afghanes des mecs en sandales avec des kalachnikovs n’y sont pas parvenus. Sur vingt ans, ils ont mis 2000 milliards de dollars dans cette guerre. Qui est au pouvoir actuellement à Kaboul ? Les talibans. Je ne défends pas les talibans, attention, mais on a tendance à oublier que ces milliardaires schizoïdes qui influent sur nos vies sont plus fragiles qu’on ne croit. Par ailleurs je ne veux pas blesser les gens qui souffrent de schizophrénie lorsque je parle de "schizoïdes" dans Les Tout-Puissants, je fais une référence directe à la figure du "schizo" développée dans L’Anti-Œdipe par Gilles Deleuze et Félix Guattari. La schizophrénie est une maladie mentale et les gens qui en souffrent ne sont pas des gens malfaisants bien sûr.

Qui sont les pires dans ces nababs ?

Il n’y en a pas un pire que l’autre entre la tech américaine et la tech chinoise. L’ennemi, c’est la digitalisation du monde… On a l’impression d’être dans un grand récit de Jules Verne, en mille fois plus puissant. J’ajouterai que le marquis de Sade règne sur le digital. Ce qui intéresse les tout-puissants, c’est la monétisation. Or la violence, qu’on parle de décapitations ou de pornographie, est ce qui monétise le plus. Sade est de retour ! Et ce n’est pas une bonne nouvelle.

Il me semblait que vous l’admiriez ?

Sade est un très grand écrivain, un incroyable styliste. Mais le fond, quand même… Il paraît que Napoléon avait dit qu’il fallait l’enfermer à tout jamais après avoir lu Les 120 journées de Sodome. J’aime assez l’idée d’un père autoritaire qui met le holà. Aujourd’hui, ce serait bien parfois qu’une figure morale arrête ce qui se passe sur les réseaux sociaux.

Votre roman est rempli de références religieuses, à commencer par le héros qui s’appelle Lazare. La religion reste un rempart civilisationnel ou elle s’est dévoyée ?

Ma mère (italienne) était catholique et mon père (afghan) musulman : mes parents n’arrivant pas à se mettre d’accord, je n’ai pas reçu d’éducation religieuse. Mais ça m’a toujours intéressé. Clément Rosset a bien décrit ce silence effrayant de la nature face auquel l’humanité a cherché des réponses dans la religion et le romantisme au sens du XIXe siècle – l’amour, l’aventure, l’échappatoire. Les deux se mélangent parfois, ce qui peut être très mauvais quand ça donne par exemple le djihadisme. De son côté la religion catholique a fait son autocritique, son auto-analyse, il y a eu des conciles – j’aimerais d’ailleurs bien un Vatican III, qui finira par arriver. Me plaît aussi l’idée de l’appel à la fraternité universelle du concile Vatican II. Il y a certes des abus, la pédophilie, mais au moins on en parle, alors que d’autres religions sont très statiques… C’est fascinant quand même qu’on tape à ce point sur le christianisme et qu’il ne réponde pas. Les gens ne se rendent pas compte qu’il y a beaucoup plus de chrétiens que de musulmans sur la planète. Il ne faudrait pas que les chrétiens se réveillent de la mauvaise manière : une nouvelle croisade, ce serait la fin de l’humanité !

Vous citez à un moment Ian Kershaw et son idée d’une "synchronisation" du peuple allemand derrière Hitler en 1933. Est-il naïf d’espérer une bonne synchronisation de notre civilisation dans un futur plus ou moins proche ?

Les années 1960 auraient à mon avis existé sans les Beatles, en revanche les Beatles sont apparus grâce aux années 1960, aux forces contraires qui s’affrontaient dans la société à ce moment-là. Ils ont été la synthèse de cette époque. Il y a toujours des convulsions, souvent artistiques, avant ce phénomène de "synchronisation" dont je parle dans mon livre. Je prends un exemple : en 1982, je suis tombé raide dingue de The Message de Grandmaster Flash. On s’est dit à l’époque que le hip-hop n’était qu’une mode éphémère. Ça s’est éclipsé. Et puis le rap est revenu en force quelques années plus tard et on a vu le résultat… Le monde entier a fini par se "synchroniser" avec la culture rap et urbaine. Dans un autre champ, le champ politique, Greta Thunberg ou Sandrine Rousseau, on en pense ce qu’on veut, mais elles sont des symptômes intéressants des temps à venir, comme Sade en son temps – très différemment, bien sûr ! La déconsommation, la décroissance, tout cela donnera à terme quelque chose. La toute-puissance dématérialisée finira bien par être régulée.

Les Tout-Puissants, par Mirwais Ahmadzai. Séguier, 266 p., 21 €.

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