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Au pied du Bec des Rosses, écouter une Fable et rebrousser chemin

Depuis 21 ans, Eddy a pour mission de préserver la virginité du Bec des Rosses avant la finale du Freeride World Tour à Verbier. Pendant un mois, installé sur le Col de la Chaux, il s'adonne à la contemplation. La compétition freeride devrait se tenir en début de semaine prochaine

Eddy, le gardien du col qui mêne au bec des Rosses.
Eddy, le gardien du col qui mêne au bec des Rosses.

«Deux compagnons, pressés d’argent. A leur voisin fourreur vendirent. La peau d’un ours encor vivant. Mais qu’ils tueraient bientôt, du moins à ce qu’ils dirent...». Vous êtes à 2900 mètres d'altitude. Vos pieds n'ont pas eu le temps de se réchauffer pendant la montée qui vous a mené au Col de La Chaux. Devant vous, le Petit Mont-Fort, la Rosablanche et le Parrain incarnent, blanchis par la neige fraîchement tombée, le monde du vent et du silence. Derrière vous, les pistes de Verbier s'entrelacent au gré du relief, les télécabines vrombissent et les skieurs, de joie, rugissent.

Vous vous tenez entre deux univers, sur un col, «Là où le ciel touche la montagne», pour certains. Et si les vers de La Fontaine résonnent dans cet environnement, c'est parce qu'Eddy les récitent. Il aurait pu choisir «La Cigale et la Fourmi», première Fable du Livre I du poète français, mais bien qu'il la connaisse, comme toutes les autres, par coeur, il ne l'aime pas. Car, lui qui aime ne rien faire se considère plus Cigale que Fourmi, chante été comme hiver et ne se fait pas prier pour danser.

Eddy préfère nous réciter «L'Ours et les deux Compagnons», dont on connaît tous la morale prudente. Pour réciter ces vers, il a ôté son bonnet, révélant ainsi sa tignasse blanche et s'est affranchi de ses larges lunettes de soleil. Sa voix profonde résonne alors qu'il incarne les personnages de la Fable et mime chacun de leurs gestes avec ferveur.

Pendant 30 jours

C'est un spectacle qu'il nous donne, heureux, rieur, avant de conclure: «Il ne faut jamais vendre la peau de l'ours [avant] qu'on ne l'ait mis par terre.» Dans le silence qui remplace les applaudissements, on se demande: Cet homme perché sur son col chuchote-t-il ce conseil à l'oreille des freeriders qui s'apprêtent à s'élancer dans la face Nord du Bec des Rosses, lors de la finale du Freeride World Tour à Verbier? «Je leur donne plutôt une tasse de thé», répond-il. Ce thé, on l'a goûté, c'est un nectar. Ce n'est cependant pas pour désaltérer les skieurs et les snowboarders que Eddy se tient sur ce col dans la froideur de l'hiver. Si on le retrouve là, c'est parce qu'il est chargé durant le mois précédant la compétition, d'empêcher les visiteurs d'inscrire leurs traces sur la face.

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Que l'on l'aborde par l'Est ou par l'Ouest, la voie d'accès pour atteindre le Bec des Rosses passe par le col de la Chaux. C'est là qu'Eddy se tient 30 jours par ans (parfois plus) depuis 21 ans. La décision d'engager un gardien de la montagne remonte à 1999, lorsque Nicolas Hale-Woods, co-fondateur de l'Xtrem de Verbier et patron du Freeride World tour, accompagné du guide Claude-Alain Gailland, chargé de la sécurité, se voient obligés de lisser à la pelle la pente sommitale du Bec que les multiples passages des skieurs avaient rendus impraticable.

«C'était dangereux, se souvient le directeur. Il a fallu trouver une personne qui soit suffisamment motivée pour accepter la mission. Un personne résistante, dur au mal, qui puisse aussi faire preuve d'autorité et de diplomatie afin de convaincre les prétendants au Bec de faire demi-tour». Le casting s'opère par bouche à oreille. Depuis, Eddy, fidèle au poste est devenu une forme de mascotte de l'Xtrem de Verbier.

Un homme secret

D'ailleurs Eddy restera Eddy. Par souci d'intimité, il ne divulguera pas son nom de famille. On apprend cependant qu'il est né pas loin dans la vallée, qu'il aime la solitude et que son coeur bat lorsqu'il évoque l'Amérique du Sud. On entend aussi qu'il a refusé de servir à l'armée, qu'il a toujours fait ce qu'il voulait et qu'il a de la famille, deux filles: «Mais en quoi cela vous importe-t-il?», s'interrompt-il. L'homme demeure à la hauteur de sa réputation: secret et mystérieux. Plutôt que de répondre, il nous invite à écouter le chant des oiseaux.

Mais en fait, comment l'organisation du Freeride World Tour fait-elle pour justifier la présence d'un gardien de la montagne? N'est-ce pas une façon de s'accaparer un sommet? Nicolas Hale-Woods sourit: «Nous n'interdisons pas l'accès au Bec avant la compétition, mais nous proposons un accord tacite avec les skieurs et snowboarders. Il comprennent vite et acceptent par respect pour les riders de la compétition. Lors des autres étapes du Tour, la stratégie est différente. En France, il a fallu trouver une montagne éloignée et difficile d'accès. Au Japon, rien n'a été fait car les gens sont respectueux. Et au Canada, on est en train d'installer un dispositif similaire qu'à Verbier».

Depuis qu'il y est jamais personne n'a remplacé Eddy. Et lui souhaite tenir ce rôle encore «au moins une vingtaine d'année». Il admet que les journées peuvent parfois être longues, «surtout après 15h» et que le froid peut subitement être mordant mais il s'estime chanceux. «C'est rare d'être à 3000 mètres et il ne faut pas oublier que pour arriver là, la plupart des gens ont dû payer cher», relève-t-il.

Amis ailés

Cette année, il n'a pas construit d'igloo. Désormais, il préfère dormir dans ses plumes et laisser à ses compagnons ailés la latitude d'aller et venir à leur guise le long du col durant son absence. «Je partage ma nourriture avec eux. C'est pour cette raison d'ailleurs qu'ils sont là». Aujourd'hui, le menu était composé de nouilles chinoises. Parfois c'est de la tartiflette. Souvent ce sont des biscuits et du chocolat. Mais toujours, il y a ce thé aux saveurs épicées. L'homme emporte un réchaud avec lui et s'est installé une plateforme sous une pierre inclinée.

Le confort est rudimentaire. Mais cette année, un tabouret pliable vient égayer son ameublement. Pour mieux apprivoiser le froid, il a aujourd'hui choisi de s'asseoir dos au soleil. «Cela maintient mes lombaires au chaud», sourit-il en enfilant ses gants militaires. Eddy était déjà là ce matin lorsque Claude-Alain Gailland le guide responsable de la sécurité et son équipe sont montés afin d'estimer la qualité de la neige pour l'épreuve à venir. Leurs reflets scintillent sur la montagne et Nicolas Hale-Woods les suit des yeux. Le patron se dit nerveux, car la bise annoncée pourrait dépouiller le Bec des Rosses de son précieux manteau. «Nous ne voulons pas miner la face car cela enlève trop de neige. Il faut cependant que la neige se tasse afin que les cailloux soient visibles pour les riders». La compétition devrait avoir lieu en début de semaine prochaine.

Eddy restera ensuite à son poste pour préserver la montagne avant les championnats du monde de freeride Juniors prévus à la fin du mois sur le Bec des Rosses. Il est heureux, nuit et jour, à tout venant, il chante du Gainsbourg, du Brassens et Brel devant un paysage dont il est, pendant un mois, le seul garant.