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Claude Lévi-Strauss et la crise des migrants

L’anthropologue est l’auteur de deux textes majeurs sur les rapports entre cultures, identités et migrations, issus de conférences prononcées pour l’Unesco à vingt ans de distance. Si la première fut acclamée, la seconde jeta un froid

Dans une gare hongroise, un migrant attend le départ pour l’Autriche. — © AFP
Dans une gare hongroise, un migrant attend le départ pour l’Autriche. — © AFP

Claude Lévi-Strauss et la crise des migrants

L’anthropologue est l’auteur de deux textes majeurs sur les rapports entre cultures, identités et migrations, issus de conférences prononcées pour l’Unesco à vingt ans de distance. Si la première fut acclamée, la seconde jeta un froid

Pas besoin d’insister là-dessus. Les vagues de migrants qui ne se contentent plus de battre aux portes mais les franchissent allègrement confrontent l’Europe à une situation sans précédent. Pas seulement dans les gares ou sur les routes: face à elle-même. Qui veut-elle être, que doit-elle faire? Les deux questions semblent tellement enchevêtrées que répondre à l’une, ce sera forcément répondre à l’autre. Ou du moins, c’est ce qu’on entend dire.

Car devant la gravité des faits et l’urgence pratique qu’ils imposent, on assiste à une étrange querelle de définitions. Angela Merkel prône l’ouverture des frontières – mais pour les seuls Syriens – en invoquant les «droits civils universels» qui découleraient des valeurs fondatrices de l’Union européenne, sans apparemment y voir pointer la moindre contradiction dans les termes. Ce à quoi d’autres répliquent vouloir rester entre eux, ou – par esprit de provocation? – n’être prêts à accueillir sur leur sol que des «réfugiés chrétiens» –, là encore, sans craindre de se contredire.

Prises de position extrêmes qui disent la gravité de la crise, capable de bouleverser ou remodeler les identités, en réactivant cette vieille question que l’UE n’a jamais tranchée: est-elle un ensemble d’irréductibles espaces nationaux, une super-nation ou un projet d’essence post-nationale, avec toutes les conséquences qui vont avec? Sommes-nous donc à la veille d’un monde nouveau?

Devant l’ampleur du phénomène migratoire qui est en cours sous nos yeux (et ce n’est peut-être qu’un début), certains n’hésitent pas à évoquer les déplacements intercontinentaux de l’ère préhistorique, ceux-là mêmes qui ont engendré la répartition des populations telles que nous les connaissons et les cultures qui en sont nées.

Pourquoi ne pas nous tourner alors vers un spécialiste de «l’histoire longue»? Encore faut-il qu’il ait les idées plus claires que nous. Claude Lévi-Strauss est l’auteur de deux textes majeurs sur les rapports entre cultures, identités et migrations, issus de conférences prononcées pour l’Unesco à vingt ans de distance l’une de l’autre. Si la première fut acclamée, la seconde jeta un froid.

Dans Race et histoire (1952), Lévi-Strauss adopte le point de vue du relativisme culturel sur l’échelle du progrès, en soulignant la difficulté à juger une culture quand on lui est extérieur. Il propose une conception de la culture qui concilie la différence et le partage: les cultures sont certes des productions spécifiques à l’identité de chaque peuple, mais elles représentent aussi autant de variations singulières sur un phénomène en mouvement qui s’enrichit des croisements et des échanges: «Aucune culture n’est seule; elle est toujours donnée en coalition avec d’autres cultures, et c’est cela qui lui permet d’édifier des séries cumulatives.»

Nulle civilisation n’a donc de privilège absolu en la matière. Toutefois, l’ethnologue met discrètement en garde: les sociétés peuvent se métisser, mais jusqu’à un certain seuil de résistance au-delà duquel elles se sentent menacées dans leur identité, et donc dans leur existence. (Avec cet axiome à la clé: deux cultures ne peuvent cohabiter durablement sans que l’une prenne le dessus ou alors qu’elles donnent lieu à une entité tierce.)

Deux décennies plus tard, Race et culture (1971) met un bémol à l’enthousiasme initial, en prolongeant polémiquement les premières réticences. Les temps ont-ils donc changé à ce point? Lévi-Strauss termine sa conférence par quelques pages qu’on jugera lucides ou alarmistes. La lutte contre le racisme invoquée par les organismes internationaux comme l’Unesco est une cause juste, mais elle masque un problème plus vaste auquel elle sert en quelque sorte de cache-misère: la multiplication des haines et des intolérances produites par l’explosion démographique sur une planète aux ressources menacées, la fusion des cultures qui s’ensuit et la disparition progressive des identités séparées: «On ne peut, à la fois, se fondre dans la jouissance de l’autre, s’identifier à lui, et se maintenir différent.»

Lévi-Strauss n’indique pas de solution, il met seulement le doigt sur le péril auquel les sociétés humaines seront toujours plus directement confrontées et il tente de dissiper les illusions qui poussent à se tromper de problème. Ses deux textes paraissent aujourd’hui plus que jamais d’actualité. Mais sur quelle vision préférera-t-on mettre l’accent entre celles qu’ils proposent (même si elles ne sont nullement contradictoires)? Vu comment vont les choses, autant parier sur le dynamisme des croisements culturels, sans oublier d’y voir notre équivalent sécularisé du pari de Pascal. Lévi-Strauss ne conclut-il pas sa deuxième conférence en ces termes? «Nous ne pouvons mettre notre espérance que dans un changement du cours de l’histoire, plus malaisé encore à obtenir qu’un progrès dans celui des idées.»