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Série

Georges Perec « Les Choses »

Trois ans avant Mai 68, l'écrivain publie le premier roman critique de la société de consommation.

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Par Nathalie Silbert

Publié le 17 juil. 2017 à 01:01Mis à jour le 6 août 2019 à 00:00

A sa sortie en 1965, « Les Choses », premier roman de Georges Perec, connaît un succès immédiat, renforcé par le prix Renaudot décroché quelques semaines plus tard. A l'époque, beaucoup y voient une analyse sociologique. Son auteur, lui, réfute la réduction de son oeuvre à cette vision et revendique un roman d'inspiration flaubertienne, « construit sur le modèle de "L'Education sentimentale" », dira-t-il. Perec et ses commentateurs se retrouvent cependant dans le sous-titre de l'ouvrage : « Une histoire des années soixante ». « Les Choses » est en effet le roman d'une époque, celle de la société de consommation qui vient d'apparaître en France. Par sa seule description, le livre en fait une critique féroce qui sera vendue à « cent mille ou cent vingt mille » exemplaires, selon l'écrivain, en 1981.

Au coeur du propos : un couple. Jérôme, vingt-quatre ans, et Sylvie, vingt-deux ans, exercent un métier emblématique de son époque : ils sont l'un et l'autre enquêteurs en free-lance pour des instituts de sondage. Toute la journée, ils questionnent le public : « Pourquoi les aspirateurs-traîneaux se vendent-ils si mal ? Que pense-t-on, dans les milieux de modeste extraction, de la chicorée ? Aime-t-on la purée toute faite, et pourquoi ?... » Les réponses alimentent les campagnes de publicité qui doivent créer du désir pour les « choses ».

Eux-mêmes sont les premiers pris au piège de cette spirale d'envie et d'insatisfaction engendrée par la société de consommation. Leur vie se réduit au désir de consommer. Mais ce désir ne leur appartient plus. Ce qu'ils croient être leur goût n'est que ce qu'on leur suggère. Le magazine « L'Express » devient leur maître à penser en termes de style de vie et donc d'achats. « Dans le monde qui était le leur, il était presque de règle de désirer toujours plus qu'on ne pouvait acquérir », écrit Perec, qui se délecte à décrire minutieusement les « choses », jusqu'à établir « la magistrale hiérarchie des chaussures, [...] qui mène des Church's aux Weston, des Weston aux Bunting et des Bunting aux Lobb ».

Jérôme et Sylvie occultent la relation entre l'acquisition des objets et la nécessité de travailler pour les acquérir. Le travail n'a pas de sens pour eux. Perec les montre se rêvant voleur ou enchaînant les parties de poker afin de satisfaire leurs désirs.

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La dictature des objets leur tient lieu de pensée et de référence. Jusqu'à l'emporter sur l'engagement affectif ou politique. En pleine guerre d'Algérie, « ils agissaient parfois, mais ils se sentaient rarement obligés d'agir », note Perec. D'observer avec cruauté quelques paragraphes plus loin : « Jérôme et Sylvie ne croyaient guère que l'on pût se battre pour des divans Chesterfield. Mais c'eût été pourtant le mot d'ordre qui les aurait le plus facilement mobilisés. » Pour échapper à une vie qu'ils jugent étriquée, frustrante, parce qu'elle ne leur permet pas d'acquérir les « choses » dont ils rêvent, Jérôme et Sylvie partent en Tunisie, pays encore à l'écart de la société de consommation. Les objets ne sont plus là, ils n'ont plus de repères. Ils se raccrochent à ceux emportés de France, leurs disques, leurs « Pléiade », une paire de chaussures anglaises...

« Il n'y a pas encore eu de roman, de récit, qui présente les personnages vivant à l'intérieur de cette société, soumis à la pression du marché. C'est cela mon livre », commentait Perec. Et ce livre eut un retentissement considérable. Il inspira des penseurs comme Baudrillard, Debord, les situationnistes et, surtout, annonça Mai 1968.

Nathalie Silbert

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