La cathédrale, un mythe romantique ?

La cathédrale, un mythe romantique ?
Carl Friedrich Schinkel, Cité médiévale au bord de l'eau, vers 1830, Neue Pinakothek, Munich

La redécouverte du gothique se déploie simultanément en Angleterre et en Allemagne avant d’atteindre la France au début du XIXe siècle. La cathédrale, forêt de pierre, âme des peuples, devient le symbole même de l'âme romantique.

Dans l’imaginaire collectif de l’époque romantique, en France, en Angleterre ou en Allemagne, la cathédrale gothique est devenue le monument par excellence. Son image surgit partout dans les arts visuels, notamment dans l’oeuvre des peintres et dessinateurs, avant d’occuper également une place importante chez les pionniers de la photographie, souvent engagés dans des missions de reportage à visée patrimoniale. Elle inspire aussi les écrivains et l’immense succès qui accueille en 1831 la parution du roman de Victor HugoNotre-Dame de Paris, contribue à assimiler le monument à l’essence même du romantisme.

La cathédrale, un patrimoine commun

Conséquence concrète de ce nouveau regard, beaucoup de grandes cathédrales médiévales deviennent aussi à cette époque des cathédrales du XIXe siècle : les restaurations entreprises à partir des années 1840 par Jean-Baptiste Antoine Lassus et Eugène Viollet-le-Duc modifient en profondeur l’aspect de Notre-Dame de Paris. À la même époque, à Cologne, l’architecte Ernst Friedrich Zwirner relance le chantier d’une cathédrale restée inachevée depuis le Moyen Âge, en prenant pour base des plans du XIVe siècle. Cette entreprise colossale chargée d’implications symboliques intervient à un moment décisif de l’histoire culturelle d’une Allemagne qui cherche son identité. Alors qu’émerge partout l’idée de patrimoine, la cathédrale est d’emblée perçue comme l’un des joyaux de l’héritage commun.

Le monument des peuples

Si la vogue du Moyen Âge s’affirme partout avec force au début du XIXe siècle, ce n’est pas seulement que ces temps reculés possèdent une extraordinaire puissance d’évocation romanesque : c’est aussi que la période apparaît à beaucoup comme un moment fondateur des histoires nationales, alors que cette question revêt dans toute l’Europe une importance nouvelle. Rarement associée au nom d’un maître d’ouvrage ou d’un architecte, la cathédrale passe pour être l’expression d’une spiritualité collective. C’est le monument des peuples et non celui des princes et, pour cette raison, il demeure au XIXe siècle ce qu’il a été pendant des siècles : le lieu des grandes communions symboliques, le cadre des sacres, des couronnements, des baptêmes, des mariages et des funérailles qui ont toujours suscité une iconographie particulière.

Carl Georg Enslen La Cathédrale de Cologne vue de l’ouest, 1839. Huile sur toile, 176 x 121 x 2 cm. Zurich, Musée national suisse.

Carl Georg Enslen, La Cathédrale de Cologne vue de l’ouest, 1839. Huile sur toile, 176 x 121 x 2 cm. Zurich, Musée national suisse.

Le gothic revival et la quête des peintres britanniques

Le sanctuaire gothique qui a accompagné l’histoire des nations et dont la silhouette colossale reste souvent l’élément marquant du panorama urbain semble interroger les sociétés contemporaines. Il peut apparaître comme le monument emblématique d’un âge d’or fantasmatique, telle la France de la Restauration qui y voit l’un des symboles d’une civilisation qui aurait communié autour d’une monarchie appuyée sur l’Église, alors que la société contemporaine peine à dépasser les déchirements nés de la Révolution française. Pour certains penseurs, comme l’Anglais John Ruskin, l’esthétique de la cathédrale est porteuse d’une vérité morale et religieuse qui s’offre comme une réponse à la décadence d’un monde miné par l’individualisme, le mercantilisme et l’industrie.
L’intérêt pour la cathédrale revêt en fait des formes extrêmement diverses selon les pays, au point d’être le révélateur privilégié de spécificités culturelles. S’il faut en France attendre le début du XIXe siècle pour voir les qualités esthétiques du gothique unanimement reconnues, l’intérêt pour le Moyen Âge s’est très fortement affirmé dès le siècle précédent en Grande-Bretagne et en Allemagne. On chercherait en vain, sur le continent, des équivalences au premier gothic revival (renouveau gothique) qui inspire la construction de monuments néogothiques dès le milieu du XVIIIIe siècle. Avec le Château d’Otrante (1764), Horace Walpole a signé l’un des prototypes de la gothic novel (roman gothique), un genre littéraire qui traduit l’attirance pour un fantastique ténébreux situé dans un cadre médiéval.

William Turner Vue sud du cloître, la cathédrale de Salisbury, 1802. Aquarelle, 68 x 49,6 cm. Londres, Victoria & Albert Museum © Victoria and Albert Museum, London

William Turner, Vue sud du cloître, la cathédrale de Salisbury, 1802. Aquarelle, 68 x 49,6 cm. Londres, Victoria & Albert Museum © Victoria and Albert Museum, London

Cet intérêt pour des temps reculés inspire aussi, dès cette époque, des recherches savantes sur les antiquités du pays. C’est donc une alliance complexe d’engouement littéraire et de quête érudite qui contribue à susciter, dès la fin du siècle, le développement d’un répertoire typiquement britannique de vues topographiques à l’aquarelle, où les grandes cathédrales médiévales tiennent une place signalée. Appelé à connaître son âge d’or dans la première moitié du XIXe siècle – avec Turner, Bonington, Prout, Cotman, Callow… –, il produit déjà des chefs-d’oeuvre à la fin du siècle précédent : dans les années 1795-1800, le jeune William Turner exécute ainsi une suite d’aquarelles de grand format consacrée à la cathédrale de Salisbury à la demande du collectionneur érudit sir Richard Colt Hoare, dans une démarche typiquement britannique qui allie approche historique et recherche du pittoresque. Cette même cathédrale de Salisbury inspire à John Constable, quelques décennies plus tard, certaines de ses toiles les plus célèbres: entre 1823 et 1825, il revient à plusieurs reprises sur le monument dans des vues prises depuis le jardin de son ami l’évêque John Fisher, avant d’inclure le monument dans de grandioses visions lyriques, comme la célèbre Cathédrale de Salisbury depuis les prairies, datée de 1831, véritable icône du paysage anglais, récemment acquise par la Tate Gallery de Londres.

John Constable, La Cathédrale de Salisbury vue de la propriété de l’évêque, vers 1825. Huile sur toile, 87,9 x 111,8 cm. New York, the Metropolitan Museum of Art.

John Constable, La Cathédrale de Salisbury vue de la propriété de l’évêque, vers 1825. Huile sur toile, 87,9 x 111,8 cm. New York, the Metropolitan Museum of Art.

L’intérêt marqué des artistes britanniques pour l’architecture gothique explique qu’ils aient été souvent les premiers à laisser des vues précises et ambitieuses de certains grands sanctuaires médiévaux de France, comme la cathédrale de Rouen. Celle-ci est le sujet de plusieurs toiles de David Roberts entre 1825 et 1831, exécutées plus de soixante ans avant les toiles de Claude Monet qui reprennent presque le même point de vue. Le monument apparaît aussi dans une suite somptueuse de gouaches de Turner, exécutée vers 1832 pour préparer les gravures des Wanderings by the Seine (errances le long de la Seine).

Joseph Mallord William Turner , la cathédrale de Rouen, vers 1832 1775-1851, Tate © Tate

Joseph Mallord William Turner , la cathédrale de Rouen, vers 1832 1775-1851, de la série « Wanderings by the Seine », Tate © Tate

Passions allemandes

La réhabilitation du gothique est également précoce en Allemagne, où elle est un élément important de l’esthétique protoromantique du Sturm und Drang. Le jeune Johann Wolfgang von Goethe découvre la cathédrale de Strasbourg, lorsqu’il vient étudier dans la ville en 1770-1771. Du choc esthétique que produit sur lui le monument naît un court essai, De l’architecture allemande (1772), hymne à la beauté du sanctuaire et hommage à la figure mythique d’Erwin von Steinbach, l’architecte badois de la cathédrale, dont l’écrivain fait l’incarnation d’un génie spécifiquement germanique. Cette perception du gothique comme d’un style enraciné dans une culture populaire nationale marque profondément la peinture allemande au début du XIXe siècle.

Caspar David Friedrich La Tonnelle de jardin, 1818. Huile sur toile, 30 x 21,5 cm. Munich, Neue Pinakothek, collection de peintures de l’État bavarois.

Caspar David Friedrich, La Tonnelle de jardin, 1818. Huile sur toile, 30 x 21,5 cm. Munich, Neue Pinakothek, collection de peintures de l’État bavarois.

La cathédrale y apparaît souvent chargée d’une valeur emblématique et allégorique, dans les paysages visionnaires de Caspar David Friedrich (1774-1840),comme celle de Carl Gustav Carus (1789-1869) ou de Carl Friedrich Schinkel (1781-1841). Les spécificités architectoniques de la cathédrale médiévale – son langage ornemental inspiré du règne végétal, l’impression de puissance organique qui se dégage du grand jaillissement vertical de ses tours, de ses pinacles et de ses jambages – expliquent sans doute qu’elle soit souvent mise en résonnance avec un environnement naturel.

En France : une révolution du goût

Si l’on compare avec la situation qui prévaut en Angleterre et en Allemagne, l’engouement pour le Moyen Âge qui s’affirme en France après 1800 est certes tardif, mais il est spectaculaire. François-René de Chateaubriand est le premier à rendre hommage aux qualités poétiques de l’architecture gothique, dans des pages célèbres du Génie du christianisme (1802). À un moment où les Britanniques conjuguent volontiers l’approche sensible et la démarche savante, l’écrivain se place d’ailleurs dans une perspective exclusivement poétique et sentimentale.
Cette primauté accordée au sentiment dominera longtemps, en France, chez les défenseurs du gothique : elle marque encore, au moins à ses débuts, l’entreprise éditoriale des Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France de Charles Nodier et Isidore Taylor, une luxueuse publication illustrée de lithographies, dont la parution, étalée sur près de soixante ans, débute en 1820 et 1825 par deux somptueux volumes consacrés à la Normandie orné de planches d’Alexandre-Évariste Fragonard, Jean-Baptiste Isabey, Horace Vernet, Louis Daguerre, Richard Parkes Bonington et Théodore Géricault.

Jean-Baptiste-Camille Corot, La Cathédrale de Chartres, 1830, musée du Louvre

Jean-Baptiste-Camille Corot, La Cathédrale de Chartres, 1830, musée du Louvre

La révolution du goût en faveur du Moyen Âge transcende les écoles, marquant d’abord des peintres « troubadours » à la facture précieuse, pour devenir bientôt l’une des grandes composantes du romantisme, nourrie de références littéraires, empruntées à Goethe, à Hugo ou à Walter Scott. Si le motif de la cathédrale n’occupe sans doute pas une place aussi visible qu’en Allemagne ou en Angleterre dans le domaine de la peinture de chevalet, il tient une place considérable dans le domaine graphique, notamment chez Hugo dessinateur.
Il apparaît périodiquement dans l’oeuvre d’un génie isolé comme Camille Corot, revenu à de nombreuses reprises sur le sujet de la grande église médiévale : celle-ci domine parfois toute la composition, comme dans la célèbre Cathédrale de Chartres du Louvre, peinte en 1830, mais elle est plus souvent encore intégrée à un paysage, suggérant l’idée d’une fusion harmonieuse entre la nature et une présence humaine chargée d’épaisseur historique.

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