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Politique

Arnaud Montebourg : "La crise du coronavirus doit sonner le retour de l'Etat stratège"

INTERVIEW - Promoteur depuis dix ans du "made in France", l'ancien ministre du Redressement productif se réjouit non sans ironie d'entendre Emmanuel Macron, face à la crise sanitaire et ses pénuries, appeler à "rebâtir notre souveraineté économique". Il expose sa recette pour réindustrialiser la France et assurer son indépendance dans les secteurs stratégiques. 

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Chantre du "Made in France", Arnaud Montebourg, ex-ministre socialiste, désormais entrepreneur, redonne de la voix avec la crise sanitaire.

Alain Robert/Sipa

Ancien ministre du Redressement productif de François Hollande de 2012 à 2014, Arnaud Montebourg, auteur de Votez pour la démondialisation (2011), La bataille du Made in France (2015) et Le retour de la France (2016) est un chantre du patriotisme économique. Sorti de la politique après son échec à la primaire de la gauche en 2017, il est désormais, à 57 ans, fondateur de "Bleu Blanc Ruche", "La Mémère" et "La Compagnie des Amandes", trois entreprises équitables dans l'alimentaire. Se défendant de vouloir revenir dans le jeu politique, il saisit le moment de la crise sanitaire du coronavirus, qui remet la puissance publique au centre du jeu, pour "donner de la voix en tant que citoyen" sur les thèmes qui lui sont chers, la démondialisation et la nécessaire reconstruction de l'indépendance économique du pays.

Challenges - En quoi la crise sanitaire du coronavirus condamne-t-elle, selon vous, la mondialisation?

Arnaud Montebourg - Pour moi, l’ère de la mondialisation est terminée. La Grande Récession de 2009 nous en avait déjà montré les dangers. Economiquement, la mondialisation entretient une instabilité dangereuse. Le monde entier a ainsi payé cher le krach des "subprimes" dû à la dérive du système financier ultralibéral américain. La mondialisation est aussi nocive socialement et écologiquement. Le libre-échange sans limites met en concurrence déloyale des Etats pollueurs qui esclavagisent leurs travailleurs avec des nations qui ont à leur actif deux cents ans d’acquis syndicaux et des lois de protection de l’environnement.

La pandémie de Covid-19 est un nouvel avertissement, qui démontre le danger d’une intrication excessive des chaînes de production mondialisées. Et là, on découvre que la France, ex-grande puissance industrielle, n’a plus sur son sol de quoi produire des tests biologiques, des masques de protection et des respirateurs pour assurer sa sécurité sanitaire. Elle a préféré s’en remettre au marché, acheter moins cher en Chine plutôt que de sanctuariser l’outil industriel français.

Il était difficile de prévoir une telle pandémie…

Je ne crois pas. Après le SRAS, la grippe aviaire H1N1, Ebola, de nombreux rapports parlementaires, scientifiques, de prospectivistes prévoyaient un tel scénario. Et dans ces circonstances, on constate que chaque pays applique la règle du "chacun pour soi. Quelle humiliation alors de découvrir l’impuissance et l’affolement de nos autorités publiques dans un pays qui s’est soudé dans son histoire à travers la construction d’un Etat fort et protecteur! Nous payons en morts le prix d’une conception aveuglément budgétaire de la puissance publique, qui s'est désarmée d’année en année au point de se trouver défaite à l’heure du combat. Résultat: faute de masques et de tests qui ont permis à de plus petits pays comme la Corée du Sud et Taïwan de traverser la crise avec peu de morts et sans grand dommage économique, nous sommes forcés de confiner tout le pays et on détruit l’économie pour permettre aux trop faibles moyens médicaux de faire face.

Emmanuel Macron, Bruno Le Maire déclarent qu’il "faudra faire revenir en France la production essentielle pour la vie de la nation". Est-ce pour vous une réhabilitation idéologique?

Je regrette qu’il faille cette catastrophe du Covid-19 pour être pris au sérieux et amener l'exécutif à cette reconversion intellectuelle. Mais entre-temps, que d’usines fermées, de brevets perdus! Car qu’a fait Emmanuel Macron depuis 2014 pour assurer la souveraineté économique qu’il prône aujourd’hui? Quand j’avais proposé en 2012 de nationaliser Alstom, ou temporairement les hauts-fourneaux de Florange pour peser face à ArcelorMittal et éviter la mort la filière sidérurgique en Lorraine, Macron, alors secrétaire adjoint de l’Elysée, m’avait expliqué qu’on "n’était pas au Venezuela". Pourtant, l’Etat a su sauver PSA en rentrant dans son capital en 2013, et aujourd’hui Bruno Le Maire n’exclut pas les prises de participation voire des nationalisations pour voler au secours de grands groupes malmenés comme Air France.

Les nationalisations restent cependant un recours extrême…

L’idée n’est pas de nationaliser de larges pans de l’économie et de se substituer aux entrepreneurs, mais de faire prévaloir l’intérêt national lorsqu’il est menacé: la nationalisation, parfois partielle, parfois temporaire, est un outil de construction de notre indépendance et aussi un levier dans le rapport de force face aux actionnaires privés lorsqu’ils exagèrent. Mais évidemment, l’Etat dispose d’autres outils avant d’en arriver là. Ainsi, avant de quitter Bercy en 2014, j’avais passé un décret pour un contrôle des investissements étrangers, qui musclait la loi de 1966: l’Etat peut opposer son veto ou décider de restrictions pour ne plus se faire piller les pépites industrielles tricolores dans les secteurs stratégiques (santé publique, défense, sécurité, eau, énergie, transports, technologies de l’information…). Hélas, le gouvernement ne s’en est jamais servi.

Depuis, ils ont laissé filer sous pavillon étranger Alstom, Alcatel, Technip, Latécoère sans aucune réaction. En partant, j’ai aussi laissé à mon successeur au ministère de l'Économie, Emmanuel Macron, 34 plans industriels pour assurer notre indépendance dans les secteurs-clés, qui associaient les financements et acteurs publics et privés… dont un, qui se serait avéré aujourd'hui fort opportun, sur les dispositifs médicaux et équipements de santé. Mais ils sont restés dans les cartons. 

Votre conception de la politique économique est bien dirigiste…

Si vous voulez dire par là que l’Etat, qui assure notre intérêt collectif, doit reprendre la main sur les intérêts privés des actionnaires et investisseurs dans les domaines stratégiques, oui! Je crois que la Nation doit diriger l’économie, et certainement ne pas se laisser diriger, au gré des forces de la mondialisation, par les Chinois ou les Américains. Cette crise déplacera le curseur du pouvoir plus en faveur des Etats au détriment des multinationales et des marchés. Elle doit sonner le retour de l'Etat stratège. Pour reconstruire l’indépendance de la France (un héritage du Gaullisme), sanitaire mais aussi militaire et stratégique, agricole, énergétique, scientifique et technologique, numérique, il va falloir mener ensemble un effort titanesque, comparable au chantier de reconstruction nationale de l’après-1945, avec en plus une dimension écologique.

Privilégier le made in France c’est importer moins, recentrer l’économie sur ce que nous sommes capables de produire, avec aussi de meilleurs prix pour rémunérer décemment ceux qui fabriquent dans l’Hexagone. Mais attention, pour que ça marche, il faut aussi revoir le mode de gouvernance de la puissance publique, aujourd’hui étouffée par une technostructure centralisatrice et bureaucratique qui nous noie sous des process et des normes. Il faut apprendre au système administratif français à être plus pragmatique, souple, à l’écoute, en soutien des initiatives, sur le terrain, des élus locaux, des PME, des associations… 

En pratique, comment appliquer votre politique du made in France?

L’indépendance économique de la France doit se bâtir sur trois piliers. D’abord, il faut se saisir sans trembler de la loi sur le filtrage des investissements étrangers qui donne à Bercy toute latitude pour dire "non", ou "non si", ou "oui mais" à un rachat d’une pépite industrielle tricolore. Pour rappel, ce dispositif s’inspire des Américains… des libéraux très protectionnistes pour ce qui touche de trop près à leurs intérêts. Jusqu’ici inerte, le gouvernement a suspendu dernièrement la vente à un groupe américain de Photonis, qui fournit des technologies de vision nocturne à l’armée. C’est un premier pas.

Ensuite, il faut aussi, par la loi, empêcher les groupes français de délocaliser certaines usines sensibles. La stratégie "fabless", qui consiste à dire que les grands groupes peuvent bien déplacer leurs usines tant que les sièges sociaux et la R&D restent dans l’Hexagone, est erronée. A l’exemple de Sanofi qu’on a laissé délocaliser sa production de paracétamol en Chine et en Inde. Du coup, aujourd’hui, nous sommes obligés de rationner les boîtes de paracétamol!

Enfin, l’Etat doit aussi soutenir son tissu industriel par la commande publique, qui pèse 100 milliards d’euros par an. Aujourd’hui, malheureusement, l’élite dirigeante française manque de fibre patriotique. En Allemagne, où le réflexe national est ancré, 98% de la commande publique va à des entreprises allemandes: il suffirait juridiquement de créer une clause systématique de proximité dans tous les marchés publics, de réclamer un circuit court, pour favoriser les sociétés locales tout en respectant les règles de concurrence européennes.

Justement, l’indépendance économique n’est-elle pas plus réaliste à l’échelle européenne que française?

Les divergences voire les coups tordus entre les pays européens dans cette crise sanitaire montrent combien il y a peu de solidarité dans cette "Union européenne". Et se mettre d’accord à 27 restera toujours laborieux, ça nous entrave. De plus, l’Europe s’est construite sur une doxa libérale inopérante, qui privilégie la concurrence plutôt que la stratégie industrielle. Les exemples de l’Allemagne, et aussi de la Corée du Sud, auto-suffisantes dans les secteurs essentiels, montrent que l’indépendance peut être atteinte au plan national. La désindustrialisation française fait de nous les derniers de la classe industrielle européenne, devenus même plus vulnérables que les Anglais!

Comment financer cette souveraineté économique?

Il n’y a pas de problème d’argent en France. Les montants à investir pour sécuriser l’industrie nationale ne sont pas si énormes: l’Etat n’a eu que 800 millions à trouver en 2014 pour sauver PSA. Et il aurait suffi à l’Etat de vendre 1% d’Engie pour financer la nationalisation temporaire de Florange que je voulais en 2012. La banque publique d’investissement est déjà bien dotée. Pour aller plus loin, je propose d’obliger les assureurs à consacrer 5% de leur encours de 1.800 milliards pour un fonds souverain de soutien aux entreprises stratégiques. La même règle pourrait s’appliquer pour les 36 milliards d’actifs du Fonds de réserve des retraites et les 67 milliards de réserves des retraites complémentaires. C’est absurde que ces placements de long terme soient investis si largement en obligations d’Etat ou dans des fonds souverains étrangers. Notre épargne sert à financer l’économie des autres... Et les Français seraient, je suis sûr, prêts à participer via leur épargne, à la reconquête de l’indépendance économique de la Nation.

En attendant, comment gérer la sortie de crise?

Entre l'arrêt brutal de l'économie et les mesures de soutien, les pays européens vont se retrouver avec des montagnes de dettes. Pour la France, avec le chômage partiel, le soutien aux hôpitaux, aux banques et aux entreprises pour éviter les faillites, l’addition pourrait atteindre 300 milliards d’euros! Après la crise de 2008, pour contenir les dettes souveraines, l'Union européenne a puni les populations en infligeant des cures d'austérité aussi douloureuses qu’inefficaces. Pas question de refaire les mêmes erreurs. C’est un test: si l’Europe ne parvient pas à se mettre d’accord sur une mutualisation des dettes, elle explosera. Et la mutualisation ne suffira pas. Il faut réfléchir mondialement, à annuler ces dettes insoutenables. Il faudra faire tourner la planche à billets comme l’ont fait la Banque d’Angleterre et la Réserve fédérale américaine après la crise de 2008. C’est possible sans graves dommages si tous les grands Etats le décident.

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