Le Temps
«J'ai envie de comparer son importance à celle d'un Goethe»
Isabelle Rüf , samedi 4 octobre 2003
En 1998, à l'occasion de son 90e anniversaire, dans un texte bouleversant, Claude Lévi-Strauss évoquait l'«extrême vieillesse» et le dialogue «très étrange» entre «un moi réel, qui n'est plus que le quart ou la moitié d'un homme, et un moi virtuel, qui conserve encore vive une idée du tout». Cinq ans plus tard, l'anthropologue, qui écrit encore des critiques pour L'Homme, la revue qu'il a fondée, a relu d'un oeil précis et critique la biographie que lui a consacrée Denis Bertholet, professeur à l'Institut européen de Genève. Sans accéder à de nouvelles sources, qui sommeillent dans les archives privées, cet ouvrage très complet fait la somme des nombreux essais, livres d'entretiens et articles consacrés à l'oeuvre du savant français. Un livre utile pour saisir la portée d'un travail parfois difficile à comprendre.
Claude Lévi-Strauss est né le 28 novembre 1908, dans une famille de la bourgeoisie juive alsacienne. Lui-même a toujours professé un athéisme radical. Le biographe retrace assez rapidement l'enfance et l'adolescence, Lévi-Strauss étant avare de confidences intimes. Le récit des années de formation - les études de philosophie, la découverte de Freud et de Marx, l'engagement dans le mouvement socialiste et la désillusion politique - sert à éclairer le développement d'une pensée qui marquera toutes les sciences humaines de la deuxième moitié du XXe siècle.
Claude Lévi-Strauss devient ethnologue un peu par hasard, quand il enseigne à São Paulo au Brésil en 1934. Il étudie les populations métisses des banlieues, puis passe plusieurs mois avec les tribus indiennes du Mato Grosso. Il a relaté ces expériences en 1954, dans Tristes Tropiques, ouvrage fondateur, responsable de bien des vocations d'ethnologues, malgré son incipit décourageant: «Je hais les voyages et les explorateurs.» Il traitera aussi les données récoltées pendant ce séjour dans les Structures élémentaires de la parenté.
Malgré sa brièveté, ce travail de terrain a orienté toute son oeuvre théorique. Le séjour aux Etats-Unis, pendant la guerre et jusqu'en 1947, joue aussi un rôle essentiel: l'amitié avec André Breton, la rencontre déterminante avec le linguiste Roman Jakobson qui lui fait découvrir le structuralisme. Lévi-Strauss a aussi accès à l'immense trésor d'informations recueillies par les ethnographes auprès des populations amérindiennes, un fonds qu'il exploitera dans la série des Mythologiques.
Dès les années 1950, la carrière de Claude Lévi-Strauss se déroule à Paris, au sein du Collège de France. Le structuralisme devient une mode. Il est accommodé à toutes les sauces dans les années 1970 avant d'être désavoué. Le savant, qui n'a jamais vu de doctrine dans cette méthode scientifique, continue ses travaux à l'écart de ces fluctuations. Un parcours jalonné par des publications qui font date et que l'ouvrage de Denis Bertholet permet de situer dans leur contexte intellectuel.
ENTREVUE
Samedi Culturel: Vous avez écrit sur Paul Valéry, Jean-Paul Sartre et Claude Lévi-Strauss. Y a-t-il un lien entre ces trois figures?
Denis Bertholet: Ils représentent les trois générations d'intellectuels du siècle: le poète, l'écrivain et l'intellectuel, qui a la nostalgie du savoir encyclopédique et qui rêve d'aller par-delà les clivages entre la philosophe et les sciences.
Comment définir l'importance de l'oeuvre de Lévi-Strauss aujourd'hui?
Ce n'est en aucun cas un maître à penser, mais, par sa rigueur, il aide la pensée à adhérer à son objet sans présupposé. Il y a chez lui un remarquable refus de s'abandonner à la manie interprétative et de céder à la langue de bois politiquement correcte.
Pensez-vous, comme on le dit parfois que le savant des «Structures élémentaires de la parenté» sera oublié au profit de l'écrivain de «Tristes Tropiques»?
Sa pensée est stimulante pour les philosophes. Il est un des penseurs les plus radicaux du XXe siècle, celui qui a été le plus loin dans le refus d'une transcendance, dans l'idée d'un homme sans Dieu. Pour lui, le sens est une construction du sujet, un simple plaisir moral et esthétique qui disparaît avec ceux qui l'élaborent. En cela, il est important. Mais il y a aussi l'auteur de Tristes Tropiques, certainement un des grands livres du XXe siècle.
Il a dit de lui-même qu'il est un homme du XIXe siècle. Partagez-vous cet avis?
Ses attaches culturelles, ses racines appartiennent au XIXe siècle. Son ambition encyclopédique, son désir de transcender les limites entre les sciences, le rattachent au XVIIIe. Mais il a marqué toute la fin du XXe siècle par ses constructions intellectuelles. Ses analyses ont aidé à penser la décolonisation en cassant les catégories entre pensée rationnelle et pensée magique. J'ai envie de comparer son importance à celle d'un Goethe, une immense organisation construite pas à pas avec rigueur, fermeté et une liberté souveraine par rapport aux idéologies.