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Un code moral maçonnique (4)

Publié le par J. P. Bouyer

De très anciens critères de sélection

Avant de poursuivre notre exploration (dont l'épisode précédent est ici) de la morale maçonnique et de son évolution au cours du XIXe siècle, je vous propose un retour en arrière pour examiner sur ce sujet un document fort ancien, et pas tellement connu.

Il est généralement présenté comme faisant sa première apparition dans l'Histoire des francs-maçons publiée en 1742 par la Tierce, qui les déclare spéciaux pour la France.

J'en ai cependant trouvé une édition antérieure : sous le titre Statuts, il apparaît déjà aux pp. 71-3 d'un recueil paru à La Haye en 1739 avec le titre Lettres de M. de V*** avec plusieurs pièces de differens auteurs ; ce recueil contient des textes et poèmes, dont quelques-uns sont maçonniques (le discours de Ramsay notamment) et la majorité non maçonniques (certains de, ou attribués à, Voltaire), dont quelques-uns sont nettement licencieux.

Ce recueil fera des petits :

- un recueil de 1744 porte le titre voisin Lettre de M. de V*** avec plusieurs pièces galantes et nouvelles de differens auteurs, avec un contenu quelque peu différent, mais contient les mêmes statuts aux pp. 56-58

- un ouvrage de contenu presque identique (mais d'impression plus soignée) s'intitule Lettre philosophique par Mr. de V*** avec plusieurs pièces galantes et nouvelles de differens auteurs et est daté de 1747 à Paris (les Statuts y figurent aux pp. 61-4) ;

- une version encore considérablement augmentée (particulièrement par quelques textes contre les théologiens), a encore reparu en 1775 sous le titre Recueil de comédies et de quelques chansons gaillardes, et les mêmes statuts s'y retrouvent aux pp. 61-3. On trouve exactement le même contenu ici, avec une  typographie identique, mais daté de Londres et sous le titre Lettre philosophique par Mr. de V*** avec plusieurs pièces galantes et nouvelles de differens auteurs.

Dans chacune de ces éditions, les Statuts sont imprimés à la suite du discours de Ramsay.

On trouve également le même texte, sous le titre Statuts en usage dans les Loges de France, aux pp. 86-7 d'un Recueil de chansons vers, discours, réglemens, qui concernent les loges de frans-mac̜ons & la Maçonnerie paru en 1752 à Amsterdam. Il y est précédé du texte (en traduction française) des Obligations d'un franc-maçon d'Anderson et du commentaire suivant :

Dans un pays voisin, où la manière grave de penser des Anglais n'est point à la Mode, qui y dirige tout, on a dressé des Statuts, qui, quoiqu'écrits d'un style dans le goût de la Nation, contiennent pourtant le précis des Règlements qu'on vient de lire.

On sait également que Théodore Tarade s'en était fait une copie manuscrite, qui est reproduite par Claude Gagne et Dominique Jardin dans Aux sources du REAA. Le cahier de loge du Vénérable Tarade, manuscrit témoin de la vie maçonnique de 1761 à 1776 - Transcriptions et commentaires :

Voici donc ce texte :

STATUTS.
I.
Nul ne sera reçu dans I'Ordre, qu'il n'ait promis & juré un attachement inviolable pour la Religion, le Roy & les mœurs.
II.
Tout Brocanteur en incrédulité, qui aura parlé ou écrit contre les anciens Dogmes de l'ancienne Foi des Croisés, sera exclu à jamais de l'Ordre, à moins qu'il ne fasse abjuration de ses blasphèmes en pleine assemblée, & une réfutation de son Ouvrage.
III.
Nul homme suspect de vices infâmes & dénaturés ne sera admis qu'après avoir donné pendant trois ans des preuves éclatantes de sa pénitence, & de son amour pour le beau sexe.
IV.
Tout homme qui place la souveraine félicité à boire, manger & dormir, la perfection de l'esprit dans l'Art de jouer, de jaser, de badiner, de savoir l'histoire des toilettes, de parler le style des ruelles, de ne lire que des Contes bleus, est incapable d'entrer dans l'Ordre.
V.
Tout Petit-Maître idolâtre de sa figure, de son toupet & de ses ajustements, sera obligé en entrant dans l’Ordre, de s'habiller simplement sans galons, sans broderie & sans parure femelle, pendant l‘espace de trois ans.
VI.
Nul hypocrite en probité, en valeur, en dévotion ni en morale sévère, ne sera reçu dans la sacrée Confraternité.
VII.
Tout Savant qu'on recevra dans l'Ordre, sera tenu de promettre qu'il préférera à l'avenir le plaisir de savoir à l'envie de briller, qu'il tâchera d'avoir le beau dans la tête & le bon dans le cœur, & qu'il ne montrera jamais l'un que pour faire aimer l'autre.
VIII.
Nul bel Esprit qui aura médit, calomnié, satirisé en Vers ou en Prose, & dépensé ses talents en faux frais, en fariboles, en sornettes immondes ou impies, ne sera reçu qu'après avoir fait un Ouvrage contre sa propre impertinence.

Bord, dans son ouvrage de 1908 La Franc-Maçonnerie en France des origines à 1815 (p. 160), et Gaston Martin dans son Manuel d'histoire de la Franc-Maçonnerie française (p. 19), ont reproduit ce texte.

On y retrouve quelques thèmes classiques du moralement correct maçonnique de l'époque (qui est, rappelons-le, celle des toutes premières années de la maçonnerie française), mais avec un accent particulier sur certains aspects. On remarquera notamment :

- le rappel (cfr II) de la prohibition andersonienne des athées stupides

- le barrage (cfr III) contre l'homosexualité (avec l'anomalie juridique consistant à demander pénitence à qui n'a été l'objet que d'un soupçon ! ) ; on sait que, déjà à l'époque, l'accusation de pratiques contre nature était brandie par la propagande anti-maçonnique : voir par exemple, en 1743, l'ariette de la cantate les Francs-Maçons de Clérambault : À quel soupçon imaginaire, Sexe charmant vous livrez-vous ?

- la condamnation (cfr IV et V) de toute forme de superficialité, de mondanité, de goût pour les vanités et (cfr VIII) d'esprit de malveillance

- l'exclusion (cfr VI) de toute hypocrisie ou tartufferie

- la guerre déclarée (cfr VII) au pédantisme, avec ce touchant appel aux savants de préférer le plaisir de savoir à l'envie de briller.

On peut évidemment dire que tout cela relève d'une morale plus négative que positive : c'est plus un catalogue de défauts rédhibitoires que de qualités nécessaires ... et il peut sembler étonnant qu'aucune allusion ne soit faite à celles-ci, et particulièrement à la générosité, condition de la bienfaisance qui se trouve pourtant au cœur du discours maçonnique.

La seule injonction exprimée dans un esprit moins négatif est la première, Nul ne sera reçu dans I'Ordre, qu'il n'ait promis & juré un attachement inviolable pour la Religion, le Roy & les mœurs. Elle rappelle, sous une forme plus contraignante, le Fidèle à Dieu, bon citoyen exprimé dans cette chanson et qui est une constante de la doxa maçonnique au XVIIIe.

Mais intéressons-nous maintenant au point V de ce texte.

Le petit-maître

L'édition 1762 du Dictionnaire de l'Académie française donne la définition suivante d'un petit-maître : on appelle ainsi un jeune homme de Cour, qui se distingue par un air avantageux, par un ton décisif, par des manières libres & étourdies. Le Larousse dit aujourd'hui Jeune élégant ou élégante aux manières ridiculement prétentieuses.

Le petit-maître du siècle est un homme qui joint à une figure avantageuse, un goût varié pour les ajustements ; amateur de la parure, il doit marier agréablement l’agrément avec la magnificence ; esclave de la mode & des préjugés du jour, il n’est point asservi à ces mots usés, follement consacrés parmi nous, sous les noms de raison & de vertu ; copie exacte de la femme du grand monde, s’il diffère d’elle, ce n’est que par un supplément d’extravagances & de ridicules ; jaloux de plaire sans être amoureux, il cherche moins à être heureux que la gloire de le paroître ; constant dans ses écarts, léger dans ses goûts, ridicule par raison, frivole par usage, indolent à flatter, ardent à tout anéantir, ennemi du public qu’il voudroit cependant captiver : rien à ses yeux n’est supportable que lui-même ; encore craint-il quelquefois de se voir sensé, dans l’appréhension de se trouver moins aimable.

… la vivacité, tranchons le mot, l'étourderie est leur apanage : aussi volubile dans le jargon, qu’inconsidéré dans le propos, un petit-maître ne doit jamais réfléchir, & il faut qu’il déraisonne constamment plutôt qu’il s’expose à ennuyer une minute ...

François-Antoine Chevrier, Les Ridicules du siècle

Pas étonnant donc que, comme Marivaux en 1734, l'auteur des Statuts entende (cfr V) corriger le petit-maître en lui imposant ... un stage de perfectionnement :

Tout Petit-Maître idolâtre de sa figure, de son toupet & de ses ajustements, sera obligé en entrant dans l’Ordre, de s'habiller simplement sans galons, sans broderie & sans parure femelle, pendant l'espace de trois ans.

Une chanson maçonnique de 1765 lui fait pareillement la leçon :

Petit-Maître intraitable,
Rempli de vanité,
Nous vous rendrons aimable
Sans vice & sans fierté
...
Homme d'esprit frivole,
Qui croyez tout savoir,
Venez à notre École
Connaître vos devoirs

Et une autre, plus ancienne encore (sa première édition remonte à environ 1744), met en scène un petit-maître sollicitant, dans un langage précieux et ampoulé, son admission dans l'Ordre :

Si comme le Berger Paris,
j'avais un choix à faire,
sans concevoir aucun soucis
des discours du vulgaire.
Maçons : votre société
aurait de moi la pomme,
Sectateurs de la vérité,
chez vous on trouve l'Homme.

Si j'en juge par le portrait
Que l'on fait de votre Ordre,
Le plaisir, le bonheur parfait,
Y règne sans désordre ;
A ce magnifique crayon
Mon âme s'est émue,
Je veux être reçu Maçon
Ou la peste me tue.

Dans un 3e couplet, le petit-maître se plaint cependant de son impécuniosité, qui lui semble de nature à empêcher son admission. Dans un prochain article, nous verrons comment le Vénérable le détrompe à ce sujet.

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